#2

Paris.
Paris que j’aime haïr quand je le peux.
Autour d’un verre d’un cocktail qui doit porter le nom d’un quartier de Paris et dont je ne me souviens déjà plus le nom qu’on me demande et on me demande encore ce qu’il y a dedans mais je suis fichtrement incapable de m’en souvenir, tout ce que je sais c’est que ça pétille et qu’il y a du citron vert et que ça sent le vin et peut-être le cognac mais je n’en sais rien je veux juste le siroter tranquillement.
C’est le tour de Carole de parler de son projet de recherche. Je m’ennuie. Ça ne m’intéresse pas, son sujet m’ennuie à me noyer dans mon cocktail, ce que je fais avec délectation à l’aide de la petite paille qu’on m’a servi à l’envers — va savoir pourquoi.
La serveuse de l’autre fois est loin, ce n’est pas son jour pour servir cette partie-là du café, ce que je regrette vivement. Peau mâte et yeux noirs, des jambes à se damner et des fesses qui chaloupent entre les tables avec un méchant air arrogant comme le tatouage qu’elle arbore sur la cheville, dents blanches qui sourient d’un air coquin, robe noire courte et tablier blanc immaculé, et les passants les passants le brouhaha de la rue la sirène d’un camion de pompier qui écarte la circulation le bruit des conversations qui m’emplit sans que j’ai rien demandé je commence à chavirer.
Je ne sais pas ce que je vais dire. J’ai bien bossé, plus que Carole visiblement, c’est ce qu’elle m’a avoué elle-même, elle n’a rien foutu en fait et se perd en conjectures en proférant deux trois annonces qui émeuvent peu Jean-Jacques et Christine dont je surprends peut-être une lueur d’ennui là aussi, je continue de penser à ce que je vais dire plutôt que d’écouter ce qui se passe. Je gagne souvent à être trop sur de moi, position de vainqueur, bras croisés je me jette en arrière sur la banquette décidément inconfortable, je ne sais pas où mettre mes pieds et je ressort à chaque fois avec les jambes en compote, torturées.
C’est mon tour ; je débite toutes mes références mes pistes de recherche mes entretiens mes doutes mes allers et retours mon incompréhension mes entretiens encore mon indignation mes entretiens et une lumière s’allume ; je marque des points, il y a quelque chose à faire avec ça alors je parle je parle je parle encore et je monopolise tout l’espace pendant près d’une demi-heure me permettant d’interrompre Christine une fois deux fois et Jean-Jacques aussi qui n’en revient pas mais je crois que ce soir il est prêt à tout me passer, j’en profite, je pars sur autre chose, les récits de voyage, les migrants ? je me fous des migrants je ne veux pas parler des migrants mais simplement de ces récits de voyage qui m’appellent des nomades des voyageurs des écrivains qui voyagent et qui écrivent sur le voyage je marque encore des points, Christine acquiesse opine du chef me dit que j’ai raison d’aller dans ce recoin-là. Oh, le tire-jus de l’aède ! Je caresse le point G de mon orgueil je parle encore je débite des tronçons de phrase sorties de nulle part des bûches entières taillées à la hache tandis que le cocktail au nom de quartier de Paris me chauffe les tempes me fait frissonner me donne des sueurs froides sous mon pull que je commence à trouver de trop, la serveuse passe dans mon champ de vision — pause — et je parle de ce jeune garçon qui vient de Géorgie, Jean-Jacques se jette en arrière commence à triturer ses doigts à faire comme s’il était en train de caresser quelqu’un ou quelqu’une et m’interrompt pour de bon cette fois-ci parce qu’il tient à parler là-dessus — grande pause je me tais à bon escient.
Christine enchaîne elle approuve tout ce qui s’est dit et je me retrouve au bout d’une heure de parlotte à devoir complètement reconsidérer mon point de vue, mon sujet, il faut que je reparte de zéro et je comprends tout à coup que c’est ça la recherche. Jean-Jacques termine et me dit que je viens de rejoindre mon sujet de départ — histoire de me plonger la tête toute entière dans mon cocktail au nom de… — et continue avec ses doigts paume retournée doigts en l’air qu’il frotte frotte frotte comme s’il faisait un truc peu convenant avec une femme, inconvenant alors que nous sommes en train de prendre… l’apéro…
On s’embrasse on se jure qu’on se verra bientôt au resto et on sait qu’on ne le fera pas parce que franchement ; on a autre chose à foutre. J’ai hâte de remonter sur mon scooter et de laisser mûrir tout ça au chaud loin d’ici dans mon espace à moi dans ma solitude retranchée du monde loin de Paris.
Assis sur ma selle, je savoure un moment de soleil, les ombres dessinées sur la façade d’en face rue de Turbigo au chevet de l’église Saint-Nicolas des Champs et le soleil qui caresse qui réchauffe cette douce ivresse nichée sur mes joues. J’ai un peu frais, je ne suis pas assez couvert mais ce n’est pas grave, j’ai dû boire trop peu. Des gamins jouent sur le trottoir avec un tube de chips qu’ils comptent bien faire exploser par les roues de la prochaine voiture qui passe mais le tube roule et rien n’y fait ils repartent bredouille. Une jeune fille parle espagnol au téléphone en passant à côté de moi et son parfum me fait tourner la tête embrumée.
Il est temps pour moi de prendre la route, histoire de ne pas attendre que le soleil soit trop bas et que je finisse complètement gelé sur la route — je deviens frileux avec l’âge — toujours mettre une couche de plus que nécessaire.
Je roule à une allure indécente pour un scooter, les autres doivent se foutre de moi, je suis à peine à 30 km/h mais je compte profiter de ces minutes qui passent toutes trop vite lorsque les premiers beaux jours arrivent alors même si la lumière basse du soleil m’éblouit je roule doucement pour regarder les femmes traverser d’un pas pressé — pressée de retourner chez elle il est déjà tard — les jeunes gens bien habillés comme on n’en voit nulle part ailleurs, à la fois agaçant et dégoulinant de bonheur vestimentaire les enfants qui rentrent chez eux après avoir fait les cons dans la rue les Chinois qui nettoient le pas de leur échoppe encore des femmes des filles des jeunes et des moins jeunes mais toutes d’une beauté surprenante et je me dis certainement à tort comme à chaque fois que je suis en admiration devant les femmes qui passent que les femmes de tel endroit sont les plus belles du monde où que je sois.
Paris.
Paris que j’aime aimer quand je ne la hais pas trop.


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