Jun 9 2014

#7

Je me suis approché de la borne-prix pour passer le petit panier de tomates-cerises devant le lecteur code-barre quand un type rondelet s’est approché de moi en me parlant avec un fort accent créole. Avec sa grosse chaîne en or et sa coiffure afro énorme, il avait quelque chose de rigolard et de ringard à la fois.
– C’est trop cher !
Devant mon air surpris, il continue :
– La vie est trop chère. Moi ce que je fais, c’est que quand c’est trop cher, j’en mange la moitié et je repasse l’article devant le lecteur pour voir le nouveau prix. Ça marche à tous les coups, essayez !
Je me suis marré de sa façon de voir les choses.
– En plus, comme je suis noir, personne ne me remarque !
– Très bien, je vais faire comme vous dites, je vais essayer.
Je n’ai pas su quoi dire d’autre.
J’en avais oublié de retenir le prix de mes tomates.


Jun 9 2014

#6

C’est jour de ménage, la couette va y passer dans son intégralité, à la machine de la laverie. Je sais que j’en ai pour une bonne heure entre le lavage et le séchage alors je prends mon mal en patience, moi qui déteste patienter, avec Mes Berlin d’Edgar Morin. La radio passe Here’s to you de Joan Baez, mais là c’est trop pour moi, ce n’est plus à ma portée alors je m’exile sur le trottoir avec mon livre.
Un type est assis en train d’attendre que sa machine se termine, en souriant béatement.
Il se lève et me demande s’il peut me poser une question indiscrète et n’attend même pas la réponse, me demande si quand une femme dit qu’elle pense à une homme si c’est un sentiment amoureux ou amical. Décontenancé par la question, je ne sais pas vraiment quoi lui répondre.
Je lui dis simplement que s’il avait des doutes, il vaudrait peut-être mieux qu’il lui demande frontalement ; dans ma réponse transparait à peine la plus grande indifférence au regard de sa question. Ma réponse lui va, il me dit qu’il va faire et retourne s’asseoir.
Je me demande si les gens sont à ce point seuls qu’ils se permettent d’apostropher le premier inconnu qui passe pour lui demander conseil sur la vie amoureuse.
Pendant ce temps-là Edgar Morin baise une jeune allemande rencontrée dans les phares de son taxi…


May 25 2014

#5

Premier concert hier soir dans la petite église Saint-François, un lieu devant lequel je passe quelque fois et où jamais je ne m’arrête, les choses du Bon Dieu sont loin derrière moi. J’aime les églises, les temples, les mosquées, les sanctuaires de toutes sortes et de tous temps lorsqu’on y sent le poids du passé et l’âme élevée de la spiritualité vivante, même si je n’en ai pas, ou pas de cet ordre là, mais je me refuse à visiter les lieux qui ne portent en eux que la douce quotidienneté des actes religieux hypocrites. Une petite église bretonne perdue dans les champs au bord des rochers noirs de Pleumeur, une immense mosquée aux carreaux de faïence d’Iznik bleutés, une ancienne église byzantine tombant en ruines mais dans laquelle vit une petite mosquée sous une coupole qui n’est pas encore écroulée, et me voilà heureux. Une église catholique moderne dans un quartier calme à deux pas de chez moi et cela ne m’attire pas le moins du monde ; je porte mon désir ailleurs.
Cette fois-ci, pas de prêtre, pas de notice historique sur un vitrail hors d’âge, pas de cérémonie, pas d’extase mystique ; juste un concert avec l’école de musique. Une première partie de musique Renaissance avant que je ne me ridiculise avec mon groupe de guitares romantiques ; pas un seul morceau joué correctement pendant les répétitions. Mon esprit est ailleurs et je n’arrive pas à jouer sans éprouver un grand malaise. Ça joue du violon et de la gambe, de la flute traversière Renaissance et du luth ; il y aurait de quoi faire de jolies choses mais ça coince, ça couine, sous les vitraux modernes qui diffusent la lumière tombante du soir sur les fidèles. Devant moi un homme au premier rang semble avoir les cheveux rouges à cause d’un carré de verre pourpre qui lui fait un halo sur la tête — réincarnation d’un chef guerrier romain subrepticement passé du mithraïsme au catholicisme ? Des femmes se lèvent et chantent plus ou moins bien — l’effet de masse a cet avantage de noyer les voix les moins pertinentes — jusqu’à ce que l’une d’entre elles donne enfin un air magnifique à cette assemblée. Une fille assez jeune moins de trente ans je pense lunettes cerclées argentée toute de noir vêtue et une air de princesse morte envoyée dans un couvent dans ses jeunes années. Sa voix d’alto embaume l’écho et réchauffe mon cœur froid l’espace d’une chanson sortie du répertoire d’Henri VIII — rien n’y fait pourtant, elle me fait l’effet d’une vierge frigide, un castrat maquillé, nourrie aux hormones. Je retombe dans ma léthargie et je donne un dernier coup d’œil à mes partitions.
Gaspar Sanz doit se retourner dans sa tombe en m’écoutant plaquer des accords qui frisent, certains mal placés en dehors des temps, mais je ne désarme pas je prends un air absorbé et dédaigneux de la foule qui nous regarde — dans mon second rang j’aimerais pouvoir me fondre derrière la guitare du gamin qui est devant moi — je joue sans regarder devant moi ; il ne manquerait plus que je ne suive pas la partition… Déjà qu’avec c’est compliqué. Les cinq morceaux s’enchaînent dans un laps de temps que je trouve infini — j’aimerais transpirer un bon coup pour évacuer mon stress — on salue et je file ranger mon instrument du démon dans sa housse et tire ma révérence. C’est trop pour moi. Sans jeter un regard derrière moi, je saute dans la voiture et je file dans les champs pour m’exorciser et continuer ma vie.
Dieu n’était pas dans cette église.


May 22 2014

#4

Sous la coupole de plastique, assis en cercle face à un psychiatre qui refuse qu’on s’enferme dans les mots de la psychanalyse qui fait des dessins sur une feuille de papier gigantesque scotchée sur le mur, je n’arrive pas à m’ennuyer et mon esprit vagabonde sur tout un tas de choses que je m’empresse de noter sur mon carnet jaune puis sur le carnet noir. Quelques uns de mes collègues n’arrivent pas à adhérer à ce qui se passe pour cette action-formation, j’entends des soupirs et je me dis parfois que les formateurs ont tendance à se comporter comme nos stagiaires, en se cachant derrière le pilier, en tapotant sur son téléphone, je suis presque agacé.
Je sors de là sonné comme un bourdon à qui on aurait fait subir l’angélus toute la journée.
Après le travail je m’endors quelques instants sur le canapé, vidé et je file chez Ikea où je constate dans les toilettes qu’un petit autocollant signale que le wifi est gratuit, accompagné d’un flashcode ; qui peut avoir besoin du wifi dans les chiottes — juste au-dessus des urinoirs ?…
Je dîne endormi derrière les grandes baies vitrées ensoleillées par une lumière de fin de journée qui me chauffe la joue droite.
C’est le néant en moi, un néant solaire vigoureux qui avale toutes mes forces.


May 21 2014

#3

Paris encore.
Le Louvre encore.
Une superbe statuette après le code d’Hammurabi dans le département des œuvres du Moyen-Âge, une statuette en ivoire — parfois je me prends à regretter le temps où l’on tuait des éléphants pour en faire des choses aussi belles — de Saint-Jean, une descente de croix et une Synagogue au sein rond juste à côté, de nouvelles acquisitions. Le retable de Poissy, grandiose, tout de bois et d’ivoire finement ciselé, ses plaques sculptées et regroupées par quatre dans chaque niche ; un chef-d’œuvre de composition et de rigueur plastique.

J’arrive à m’endormir tendrement dans le train après avoir été transporté à Istanbul le temps de quelques pages de mon guide.
Croisé une femme dans ma librairie qui m’a souri parce que je l’ai laissée passer, un regard froid et noir, une femme belle et grande aux cheveux de jais. Ça tient à peu de choses.


May 17 2014

#2

Paris.
Paris que j’aime haïr quand je le peux.
Autour d’un verre d’un cocktail qui doit porter le nom d’un quartier de Paris et dont je ne me souviens déjà plus le nom qu’on me demande et on me demande encore ce qu’il y a dedans mais je suis fichtrement incapable de m’en souvenir, tout ce que je sais c’est que ça pétille et qu’il y a du citron vert et que ça sent le vin et peut-être le cognac mais je n’en sais rien je veux juste le siroter tranquillement.
C’est le tour de Carole de parler de son projet de recherche. Je m’ennuie. Ça ne m’intéresse pas, son sujet m’ennuie à me noyer dans mon cocktail, ce que je fais avec délectation à l’aide de la petite paille qu’on m’a servi à l’envers — va savoir pourquoi.
La serveuse de l’autre fois est loin, ce n’est pas son jour pour servir cette partie-là du café, ce que je regrette vivement. Peau mâte et yeux noirs, des jambes à se damner et des fesses qui chaloupent entre les tables avec un méchant air arrogant comme le tatouage qu’elle arbore sur la cheville, dents blanches qui sourient d’un air coquin, robe noire courte et tablier blanc immaculé, et les passants les passants le brouhaha de la rue la sirène d’un camion de pompier qui écarte la circulation le bruit des conversations qui m’emplit sans que j’ai rien demandé je commence à chavirer.
Je ne sais pas ce que je vais dire. J’ai bien bossé, plus que Carole visiblement, c’est ce qu’elle m’a avoué elle-même, elle n’a rien foutu en fait et se perd en conjectures en proférant deux trois annonces qui émeuvent peu Jean-Jacques et Christine dont je surprends peut-être une lueur d’ennui là aussi, je continue de penser à ce que je vais dire plutôt que d’écouter ce qui se passe. Je gagne souvent à être trop sur de moi, position de vainqueur, bras croisés je me jette en arrière sur la banquette décidément inconfortable, je ne sais pas où mettre mes pieds et je ressort à chaque fois avec les jambes en compote, torturées.
C’est mon tour ; je débite toutes mes références mes pistes de recherche mes entretiens mes doutes mes allers et retours mon incompréhension mes entretiens encore mon indignation mes entretiens et une lumière s’allume ; je marque des points, il y a quelque chose à faire avec ça alors je parle je parle je parle encore et je monopolise tout l’espace pendant près d’une demi-heure me permettant d’interrompre Christine une fois deux fois et Jean-Jacques aussi qui n’en revient pas mais je crois que ce soir il est prêt à tout me passer, j’en profite, je pars sur autre chose, les récits de voyage, les migrants ? je me fous des migrants je ne veux pas parler des migrants mais simplement de ces récits de voyage qui m’appellent des nomades des voyageurs des écrivains qui voyagent et qui écrivent sur le voyage je marque encore des points, Christine acquiesse opine du chef me dit que j’ai raison d’aller dans ce recoin-là. Oh, le tire-jus de l’aède ! Je caresse le point G de mon orgueil je parle encore je débite des tronçons de phrase sorties de nulle part des bûches entières taillées à la hache tandis que le cocktail au nom de quartier de Paris me chauffe les tempes me fait frissonner me donne des sueurs froides sous mon pull que je commence à trouver de trop, la serveuse passe dans mon champ de vision — pause — et je parle de ce jeune garçon qui vient de Géorgie, Jean-Jacques se jette en arrière commence à triturer ses doigts à faire comme s’il était en train de caresser quelqu’un ou quelqu’une et m’interrompt pour de bon cette fois-ci parce qu’il tient à parler là-dessus — grande pause je me tais à bon escient.
Christine enchaîne elle approuve tout ce qui s’est dit et je me retrouve au bout d’une heure de parlotte à devoir complètement reconsidérer mon point de vue, mon sujet, il faut que je reparte de zéro et je comprends tout à coup que c’est ça la recherche. Jean-Jacques termine et me dit que je viens de rejoindre mon sujet de départ — histoire de me plonger la tête toute entière dans mon cocktail au nom de… — et continue avec ses doigts paume retournée doigts en l’air qu’il frotte frotte frotte comme s’il faisait un truc peu convenant avec une femme, inconvenant alors que nous sommes en train de prendre… l’apéro…
On s’embrasse on se jure qu’on se verra bientôt au resto et on sait qu’on ne le fera pas parce que franchement ; on a autre chose à foutre. J’ai hâte de remonter sur mon scooter et de laisser mûrir tout ça au chaud loin d’ici dans mon espace à moi dans ma solitude retranchée du monde loin de Paris.
Assis sur ma selle, je savoure un moment de soleil, les ombres dessinées sur la façade d’en face rue de Turbigo au chevet de l’église Saint-Nicolas des Champs et le soleil qui caresse qui réchauffe cette douce ivresse nichée sur mes joues. J’ai un peu frais, je ne suis pas assez couvert mais ce n’est pas grave, j’ai dû boire trop peu. Des gamins jouent sur le trottoir avec un tube de chips qu’ils comptent bien faire exploser par les roues de la prochaine voiture qui passe mais le tube roule et rien n’y fait ils repartent bredouille. Une jeune fille parle espagnol au téléphone en passant à côté de moi et son parfum me fait tourner la tête embrumée.
Il est temps pour moi de prendre la route, histoire de ne pas attendre que le soleil soit trop bas et que je finisse complètement gelé sur la route — je deviens frileux avec l’âge — toujours mettre une couche de plus que nécessaire.
Je roule à une allure indécente pour un scooter, les autres doivent se foutre de moi, je suis à peine à 30 km/h mais je compte profiter de ces minutes qui passent toutes trop vite lorsque les premiers beaux jours arrivent alors même si la lumière basse du soleil m’éblouit je roule doucement pour regarder les femmes traverser d’un pas pressé — pressée de retourner chez elle il est déjà tard — les jeunes gens bien habillés comme on n’en voit nulle part ailleurs, à la fois agaçant et dégoulinant de bonheur vestimentaire les enfants qui rentrent chez eux après avoir fait les cons dans la rue les Chinois qui nettoient le pas de leur échoppe encore des femmes des filles des jeunes et des moins jeunes mais toutes d’une beauté surprenante et je me dis certainement à tort comme à chaque fois que je suis en admiration devant les femmes qui passent que les femmes de tel endroit sont les plus belles du monde où que je sois.
Paris.
Paris que j’aime aimer quand je ne la hais pas trop.


May 16 2014

#1

A défaut de faire autre chose je flâne dans les rayons d’une librairie. Ne cherchant rien de précis j’attends souvent que le livre me choisisse plutôt que le contraire… Mais ce jour-là rien ne vient. Mieux vaut ne pas insister dans ces cas-là.
Je m’éloigne doucement des livres lorsqu’une jeune fille me dépasse, un parfum rare la suit un parfum de femme qui aime séduire les cheveux relevés, toute habillée de jean, chaussures montantes, elle marche doucement si doucement que je pourrais la toucher poser simplement la main sur son épaule lui demander son nom . Son visage porte une délicate nonchalance tout comme son corps qui ondule sans but précis parmi les rayons avec la légèreté des ailes d’un papillon. Elle regarde comme moi sans chercher en cherchant uniquement à se laisser happer. Et ça n’a pas l’air de fonctionner non plus.
Elle s’éloigne. Sans avoir rien trouvé visiblement mais je ne sais pas si elle cherche vraiment et disparaît derrière une pile de livres d’histoire. En d’autres temps je l’aurais suivi et j’aurais posé la main sur son épaule et je lui aurais dit je ne sais quoi mais je lui aurais dit la première chose qui me passait par la tête un truc idiot sur un auteur que j’aime et que j’aurais peut-être aimé lui faire découvrir mais peut-être le connaissait-elle déjà et ne l’avait pas aimé en maugréant et en disant que ce type est un imbécile ou juste une crapule sans vergogne… Mais elle est partie.
Et puis je l’ai retrouvée plus loin tandis que je regardais les carnets sur un tourniquet elle était de l’autre côté du tournique et me regardait tandis que j’avais l’air absorbé par la science occulte du choix d’un carnet parmi d’autres un carnet que j’ai fini par acheter comme si je n’en avais pas assez. Son regard profond ses yeux noirs sa mèche qui lui tombait sur l’oeil j’ai été saisi mais je n’ai rien montré pas même l’ombre d’un sourire ou d’un frémissement des rides de mon front et elle a tourné les talons. Je l’ai laissée partir sans bouger mon carnet à la main prêt à écrire une nouvelle histoire qui ne verra jamais le jour et qui m’emplira du bonheur incertain d’être simplement en vie, juste une impression.